Politique

Pitié pour le bourreau

La Croix 6/4/1964

Le débat sur la peine de mort est ouvert. Chaque exécution, annoncée dans nos journaux comme un fait divers, telle une récente à Limoges, le ranime. Entre adversaires ou partisans de cette peine, les arguments ne se renouvellent pas. On invoque les statistiques de délinquance. Mais je m'étonne que dans ce débat, on ne pense jamais, à ma connaissance, au cas du bourreau, cet homme à qui la société confie la tâche de tuer, et de tuer un de ses semblables à moment sans défense. Le Moyen-Age  était plus sensible que nous à l'étrangeté de son rôle. Il le vêtait d'une capuche écarlate qui écartait de lui les passants. Sa famille et lui habitaient un lieu retiré. On les fuyait.

Je ne souhaite certes pas un tel sort à l'honorable fonctionnaire que la République appointe, de façon plus ou moins héréditaire, pour dresser et manier « la Veuve ». Je m'étendrai d'autant moins sur son cas qu'on ne recourt que rarement à lui. De plus en plus exceptionnelle est l'image romantique de la guillotine encadrant de son haut rectangle un pan de ciel où palissent les dernières étoiles.

Voilà pourquoi, je l'avouerai dussé-je paraître à certains ou peu viril ou sentimental, le cas du bourreau me hante. Le bourreau, il est désormais  quelques jeunes hommes qui, dans une aube grelottante, forment ce que nous appelons un peloton d'exécution. Il est un groupe de militaires, c'est-à-dire d'hommes qui ne sont pas faits pour tuer, mais pour se battre – et ce n'est pas la même chose. Il est quelques garçons de chez nous, priés, au matin d'une nuit écourtée, d'en abattre un autre, coupable sans doute, mais dont parfois ils ne savent même pas le crime.

A-t-on le droit de leur imposer un tel acte, ou même de  leur proposer, si tant est qu'ils soient volontaires pour cette sorte de peloton ? Il paraît qu'un des fusils est toujours chargé à blanc ; pour que chaque tireur ne soit pas tout-à-fait sûr d'être le bourreau occasionnel. Quel aveu ! Quelle reconnaissance du trouble qu'on introduit dans les âmes, du poids dont on grève des consciences et encore plus des subconscients !  D'avoir vécu une telle aube et d'avoir accompli un tel acte (qu'il est déshonorant pour l'armée, les CRS ou la gendarmerie de comparer à n'importe quel acte leur vrai rôle, et fût-il même le plus cruel) ne marque-t-il pas jusqu'au plus fruste dans sa sensibilité? J'en ai reçu des confidences.

A propos de la peine de mort on me parlait dans mon enfance du droit qu'a la Société de se défendre. Est-on bien sûr qu'ainsi la Société se défend, ou qu'au contraire...